par Martine Drozdz
Géographe et urbaniste
chargée de recherche à l’École des Ponts ParisTech, Laboratoire Technique Territoires et Sociétés (LATTS)Article original publié en 2020 dans Kobayashi, A. (Ed.), International Encyclopedia
of Human Geography, 2d edition. vol. 8, Elsevier, pp. 367-378, avec le titre « Maps and protest”.Cet article est issu d’un projet financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre
du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 (Convention de subvention no. 680313).Texte traduit de l’anglais par Isabelle Saint-Saëns.
Le pouvoir politique des cartes
Historiquement, il est plutôt rare qu’on produise des cartes spécifiquement pour contester une situation, ou pour protester contre un pouvoir ou une injustice. La plupart des cartes, si ce n’est toutes, ont traditionnellement été réalisées par les autorités, soit pour représenter l’étendue de leur juridiction, soit pour gérer leurs circonscriptions. À l’instar de la science statistique, la cartographie s’est développée avec la formation des États et des systèmes administratifs. Jusqu’à récemment, le monopole de l’État et des grandes sociétés privées sur l’élaboration des cartes empêchait toute contre-enquête par les citoyen
nes, qui aurait nécessité l’obtention de données foncières et l’enregistrement d’un récit alternatif.Avec la diffusion des nouvelles technologies et la plus grande disponibilité des données de géolocalisation, il est désormais possible de collecter, modéliser, partager et publier des données spatiales en dehors des canaux officiels, parfois même en contradiction avec eux. Les cartes sont devenues de puissants outils de « remise en cause » de l’ordre spatial dominant et de ses représentations.
Elles font désormais partie du répertoire de l’activisme social, au même titre que les manifestations, les grèves et les pamphlets. Aujourd’hui, la remise en question de l’ordre spatial dominant va bien au-delà de l’exposition de la politique de la cartographie. De manière plus critique, il s’agit de se réapproprier la technologie de création des cartes, soit pour remettre en question les récits dominants, soit pour ouvrir de nouvelles voies en repensant l’espace et en réinventant les politiques spatiales par le biais de la cartographie participative.
Contester avec les cartes
Les cartes de contestation sont élaborées par des cartographes professionnel
les et par des activistes pour rendre compte de la manière dont les mouvements sociaux et les contestations sociales se développent et revendiquent l’espace. Ce n’est que récemment que les configurations spatiales ont commencé à retenir l’attention, en ce qu’elles permettent de comprendre différemment les contestations sociales ; elles étaient auparavant largement éclipsées par l’étude des facteurs sociaux. Depuis les années 1980, les études géographiques des mouvements sociaux ont démontré la pertinence des facteurs liés au lieu pour comprendre la dynamique de ces contestations.Certaines caractéristiques spatiales favorisent les interactions humaines et stimulent la dynamique de contestation, tandis que d’autres en inhibent l’expression. Le succès des rassemblements et des marches politiques dépend du lieu choisi et de ses caractéristiques géographiques : la densité résidentielle, les niveaux de ségrégation, la présence d’obstacles physiques au niveau de la rue – chemins de fer, rivières, autoroutes, etc. Les cartes des manifestations permettent de visualiser et de modéliser les facteurs géographiques qui expliquent la naissance et la propagation des mouvements sociaux. Les médias et les sources policières ne produisent souvent que des représentations incomplètes des manifestations, voire minimisent leur ampleur. Il n’est donc pas rare que les militant
es établissent elleux-mêmes des cartes des manifestations, avec ou sans la collaboration des chercheur es.Les premières cartes de contestation ont été établies par des historiens sociaux et des géographes. En 1983, Andrew Charlesworth a publié un Atlas des contestations rurales en Grande-Bretagne [1]. Cette étude de grande envergure a recensé, compilé et analysé trois siècles et demi d’émeutes rurales en Angleterre, en Écosse et au Pays de Galles, de 1540 à 1900, s’appuyant sur des archives allant des journaux locaux aux procédures judiciaires. Charlesworth a examiné la montée des mouvements sociaux qui ont accompagné l’expansion du capitalisme en Grande-Bretagne, à un moment où se produisaient des changements spectaculaires dans les attitudes à l’égard de l’environnement. L’ouvrage contient 75 cartes qui montrent comment la répartition des contestations a évolué au fil du temps, et comment les formes particulières de contestation se sont modifiées à mesure que la Grande-Bretagne passait d’une société essentiellement féodale à une société essentiellement capitaliste.
En étudiant les émeutes, liées à la privatisation des terres, à la pénurie alimentaire et aux conditions de travail, Charlesworth a remarqué qu’on peut lier la répartition géographique des différents types d’émeutes aux changements dans l’économie locale : les contestations foncières ont surtout eu lieu dans les régions où le capitalisme agraire a percé grâce aux réformes foncières et à l’adoption de nouvelles pratiques agricoles. Les émeutes de la faim se sont surtout produites dans les régions industrialisées, tandis que les soulèvements des ouvriers et ouvrières agricoles ont commencé dans les régions où les taux de chômage et de pauvreté étaient les plus élevés. Une étude cartographique comparative de la répartition géographique des émeutes et de l’expansion du capitalisme révèle que les émeutes étaient plus susceptibles d’éclater dans des localités et des communautés qui avaient été restructurées et bouleversées par le capitalisme.
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