Extraits des écrits de Nicolas Faucier, ouvrier mécanicien anarcho-syndicaliste Nazairien contributeur au journal Le Libertaire, retranscrits par des militant-e-s de Saint-Nazaire.
En 1955, les chantiers de l’Atlantique groupent sous une seule direction plus de 10 000 ouvriers et employés. Ceux-ci avaient calculé que, tandis que l’indice des salaires était passé de 100 à 548 (de 1946 à 1955), celui des dividendes avait bondi de 100 à 3502.
Les raisons de la colère
« C’est surtout l’année 1955 qui allait témoigner de la tradition de combativité des ouvriers nazairiens engagés dans une action revendicative enfin victorieuse qui mérite qu’on s’attarde quelque peu à en décrire les phases principales. Il importe, auparavant, d’indiquer que, pour passer ainsi à l’offensive avec le maximum de chances de réussite, un travail sérieux de préparation des esprits avait été entrepris par les trois organisations syndicales, réunissant les ouvriers, atelier par atelier, pour les amener à se ressaisir et les convaincre de cesser de rechercher une amélioration pécuniaire à coups d’heures supplémentaires dont la pratique ruinait l’avancement de toute action revendicative du salaire horaire. […]
Dans les chantiers, en mars et avril, tandis que les négociations avaient repris, l’impatience gagnait, l’agitation s’amplifiait : débrayages quotidiens dans les ateliers, grèves de 24 heures comme le 7 avril, à la SNCASO (aviation) dont les ouvriers rejoignaient ceux des chantiers dans une même manifestation de rue pour gagner la population à leurs légitimes exigences. Défilé impressionnant et inhabituel de 12000 travailleurs envahissant la chaussée, sans pancartes, sans slogans déclamatoires, mais, à l’inverse, silencieux, inquiétant pour le patronat par la ferme volonté qu’on lisait sur les visages de lutter jusqu’au bout pour faire aboutir les revendications. C’est cette volonté qui s’exprimait au meeting suivant la manifestation où la décision fut prise unanimement de continuer l’action par le refus des heures supplémentaires ; moyen de pression le plus efficace pour vaincre la résistance patronale obligée de respecter les délais de livraison des pétroliers […]
À ce moment il eût suffi de peu de choses pour que la violence ouvrière se déchaine. Ce qui eut lieu le 20 juin lorsque les soudeurs, apprenant que leurs bonis avaient été baissés, réduisant leur salaire horaire de 15 à 20 francs, envahirent la direction et ne se retirèrent que sur la promesse de réexamen de leur cas.
Le lendemain matin, n’ayant pas obtenu satisfaction, ils se fâchèrent et appelaient à la rescousse leurs camarades des autres ateliers pour manifester devant la direction qui fut de nouveau occupée. La nouvelle se répandit et, à l’embauche de l’après-midi, la totalité des entreprises de la métallurgie avait débrayé. À l’intérieur des chantiers, l’effervescence grandissant, les ouvriers s’introduisaient dans les bureaux : dossiers, machines à écrire, mobilier volaient par les fenêtres et, malgré les appels au calme des responsables syndicaux, débordés, la direction elle-même était mise à sac et le directeur séquestré […]
Les responsables syndicaux, bien qu’ayant condamné les excès, en rejetaient la responsabilité sur le patronat qui, méprisant leurs avertissements, croyait pouvoir employer la méthode lui ayant réussi en 1950 et laisser pourrir le mouvement, sans songer que le souvenir de la misère qui avait alors acculé certains au désespoir les amenait, cette fois, à utiliser la violence comme seul moyen d’action capable de faire réfléchir les employeurs et les amener à plus de compréhension.
À 21 heures les ouvriers se disposaient à passer la nuit à la direction avec le directeur retenu prisonnier, refusant de rendre leur otage malgré les objurgations de leurs délégués. Il fallut l’intervention des CRS pour déloger les 200 irréductibles et rendre à la liberté un homme qui pouvait alors méditer sur les inconvénients de mépriser la colère ouvrière trop longtemps contenue […]
Au cours de la nuit, plusieurs centaines de CRS étaient restées à l’intérieur des chantiers et en gardaient toutes les issues. Ce que constatèrent les ouvriers venus accompagner leurs délégués jusqu’à la grille d’entrée des bureaux qu’entrouvrit devant eux le peloton policier de faction. Pendant que se déroulait l’entrevue, les commentaires allaient leur train contre ces mercenaires du capital, issus de leur classe et grassement rétribués à leurs frais de contribuables, envoyés là pour les mater, les empêcher d’améliorer des salaires qui ne leur permettaient pas de joindre les deux bouts […]
La bataille
Des mois de conflits et de face à face entre police et ouvriers jusqu’au point culminant du 1er août :
« Bientôt, des cris hostiles, des huées s’élevaient à leur adresse. Échauffés, les jeunes d’abord, puis tous les gars des Chantiers commençaient un bombardement en règle de leurs adversaires casqués et de leurs cars avec tout ce qui leur tombait sous la main : cailloux, boulons, morceaux de ferraille, pavés de la chaussée rapidement défoncée, entreprenant même de faire basculer la lourde porte qui finit par céder sous une énorme poussée. Ce fut alors la charge brutale de C.R.S et une mêlée furieuse où, se protégeant à coups de grenades lacrymogènes, le dessus devait finalement revenir aux « forces de l’ordre » qui avaient reçu des renforts.
Après ce corps à corps, on dénombrait des dizaines de blessés de part et d’autre, certains assez gravement. Plusieurs emprisonnés furent relâchés quelques jours plus tard, compte tenu du climat tendu et sur intervention des syndicats, après un meeting monstre en leur faveur […]
Les réunions paritaires qui suivirent furent décevantes et, consultés par leurs mandataires, les ouvriers repoussèrent à 85 % les offres mesquines des patrons.
On était arrivé en juillet, et, ceux des Chantiers partis en congés, la S.N.C.A.S.O, les Forges de l’Ouest continuaient l’agitation. Cela faisait alors près de six mois que durait le conflit quand, au retour des vacanciers de Penhoët, Saint-Nazaire allait vivre, le 1er août, une journée tragique comme jamais le mouvement ouvrier nazairien n’en avait connue.
Ce jour-là, à Penhoët, des débrayages avaient été prévus pour protester contre le refus patronal de réunir de nouveau la commission mixte et exiger la reprise des pourparlers. La réunion acceptée, et tandis qu’elle se déroulait, les ouvriers, rassemblés devant les bureaux, regroupèrent toutes les lettres individuelles que leurs avaient adressées les directions pour tenter de leur faire accepter leurs dernières propositions et en firent un feu dont les flammes menaçèrent une baraque toute proche. La direction ayant fait appel aux pompiers et en même temps aux gardes mobiles ; ceux ci arrivèrent en force au moment où les ouvriers s’attaquaient au bâtiment de la direction dont les vitres volèrent en éclats. Un violent accrochage eut lieu avec les C.R.S arrivés en renfort tandis que, de même qu’en juin, les ouvriers arrachèrent la grille d’entrée, et dressèrent une barricade formée de wagons plate-forme interdisant aux C.R.S l’accès des ateliers.
Soudain, les sirènes retentirent en un bruit assourdissant, mises en marche par quelques lascars pour alerter les ouvriers des usines environnantes qui, peu à peu, vinrent grossir les rangs prolétariens, les portant à environ douze mille hommes. Douze mille dont beaucoup se lancèrent dans la bagarre quand les C.R.S et les gardes mobiles se décidèrent à charger à la matraque, usant en outre, cette fois, de grenades d’exercice dont les éclats allaient faire de nombreux blessés parmi les ouvriers. Ces derniers ne demeurèrent d’ailleurs pas en reste : ayant mis les poinçonneuses et les cisailleuses en marche, ils fabriquaient sans répit des projectiles qui se révélèrent dangereux entre les mains des combattants, certains armés de lance-pierres de fortune et farouchement décidés à défendre chèrement leur droit à la vie ; tant il est vrai qu’il faut des raisons puissantes de révolte pour risquer de se faire défoncer le crâne par les soutiens du régime.
Entre-temps les sirènes mugissant sans arrêt avaient encore rameuté la population des quartiers voisins. C’était les vacances, et les jeunes avaient accouru des faubourgs de Méan et de Penhoët, des baraquements où les cloîtraient les lenteurs de la reconstruction. Les fils rejoignaient les pères dans le combat contre l’adversaire commun. C’était devenu une véritable émeute, une lutte titanesque et sans merci où les forces de répression, enfoncées par le nombre, avaient réclamé des renforts venus par avions. Dans cette immense collision ; le siège du syndicat patronal flambait bientôt. Appelés en hâte pour éteindre le feu qui risquait de s’étendre, les pompiers se voyaient arracher leurs lances par les ouvriers qui, les dirigeant sur les C.R.S en couchèrent un bon nombre, les laissant un instant désemparés. Puis la lutte reprit, plus sauvage, plus acharnée, avec barres de fer etc contre matraques au milieu des jurons réciproques. À l’aide de grenades lacrymogènes, dont les gaz créaient une atmosphère irrespirable, la stratégie, bien menée par plusieurs compagnies de C.R.S, faisait des trouées dans les rangs ouvriers sans pourtant parvenir à briser leur élan. Bien au contraire, un moment refoulés par la masse ouvrière déchaînée, les C.R.S, sous une furieuse poussée, furent précipités vers une cale de radoub où certains d’entre eux prirent un bain forcé.
À ce moment, depuis plusieurs heures que durait la mêlée, une courte trêve se produisit, mise à profit par les responsables syndicaux qui, prévoyant le pire, cherchaient une occasion d’y mettre fin […] »
Les fruits de la colère
« comme prévu, les délibérations furent laborieuses et se prolongèrent une bonne semaine. Mais les délégués, qui jouaient leur dernière carte, faisaient valoir que le patronat avait laissé la situation s’envenimer à tel point que depuis des mois, sinon depuis des années, une explosion était prévisible à la première occasion. En conséquence, ils entendaient ne pas revenir devant leurs camarades les mains vides. De fait, l’affrontement du 1er août avait porté conseil. Le 16 août, le protocole d’accord, approuvé par la grande majorité des ouvriers, contenait entre autres résultats :
- une majoration générale des salaires, primes et indemnités comprises, de 22 %, soit 30 à 40 francs d’augmentation horaire avec effet rétroactif du 1er juillet.
- revalorisation des bonis et de la prime annuelle dite galon
- 5 jours fériés par an.
Ainsi, ce qui était soi-disant impossible en juillet, selon la direction nazairienne, était devenu réalisable ; cela il faut le souligner, grâce au cran lucide et résolu des travailleurs nazairiens et de leurs militants responsables dont l’action positive et opportune ouvrait, par cet accord, la voie à une vague de revendications de salaires au plan national. Et, déjà, ce qu’avait craint le patronat et motivé sa résistance se produisait. Sans plus attendre, les responsables syndicaux des chantiers de Dunkerque, de Bordeaux, du Havre etc, soutenus par le personnel ouvrier, déposèrent des cahiers de revendications dont l’objectif était l’alignement sur Saint-Nazaire.
Par répercussion, le ministre du Travail dut promettre au personnel de la S.N.C.A.S.O les mêmes avantages qu’aux ouvriers des Chantiers. Ce qui, dans le secteur nationalisé, amorçait le même processus. Et l’on peut dire que les accords Renault, en septembre 1955, sur les salaires et les trois semaines de congés payés, furent indirectement la conséquence de la révolte des travailleurs nazairiens.
Comme il était à prévoir devant cette extension, l’indignation fut générale dans les milieux patronaux qui dénonçèrent avec véhémence les responsabilités prises, en particulier par le P.D.G des Chantiers, qui avait ouvert soudainement une telle brèche dans la digue de la stabilité salariale, qu’elle atteignit l’ensemble du patronat français. »
Ainsi, Nantes relève le défi (source @NantesRévoltée) :
« Au beau milieu de l’été 1955, un conflit social de grande ampleur éclate à Nantes. A l’époque, l’ile de Nantes n’était pas un parc d’attraction pour touristes mais un lieu de travail : les trois chantiers navals de l’Atlantique – Loire, Bretagne et Dubigeon – regroupent 7000 ouvriers. Les grévistes sont rejoints par d’autres métallos de l’agglomération pour réclamer une hausse de salaire. Le mouvement se lance à la suite de semaines de grèves dures, émaillées d’affrontements à Saint-Nazaire, où les grévistes ont obtenu la satisfaction de leurs revendications. Un ouvrier des Chantiers Navals de Saint-Nazaire raconte à ce propos :
« Les cisailles et les poinçonneuses démarrent sous l’impulsion de certains ouvriers. On fabrique des projectiles d’acier et les gars qui s’y emploient manifestent autant de frénésie que s’ils avaient un boni à tirer. […] Aux cisailles des tôles de même épaisseur se voient transformées en projectiles encore plus dangereux, des petits triangles dont les deux angles aigus projetés avec force s’avèrent capables de transpercer n’importe quels uniformes. D’autres groupes, disséminés dans les nefs, se sont spécialisés dans le matériel de projection, avec des bandes de caoutchouc. Ils confectionnent des lance-pierres. »
À Nantes, le 17 août, les ouvriers en lutte saccagent le siège du patronat, le CNPF, ancêtre du MEDEF – situé non loin de l’ancienne Bourse du Travail – où se tiennent les négociations. Progressant en dévastant tout étage par étage, les ouvriers finissent par obtenir un accord : 40 francs de plus par heure. Mais les employeurs font volte-face quelques heures plus tard à la préfecture, une fermeture des usines et des chantiers est prononcée pour éviter tout mouvement d’occupation, comme en 1936. Les lieux de travail sont occupés par les forces de l’ordre. Le 18 août, une grande manifestation de 14 000 personnes passe par la Bourse du Travail en direction de la Préfecture où l’émeute éclate. La confrontation dure jusqu’à la tombée de la nuit. Le lendemain, le mouvement prend de l’ampleur, soutenu par d’autres bassins ouvriers. Un immense meeting au Champ de Mars est suivi d’une manifestation de 20 000 ouvriers qui se dirigent vers la Place Aristide Briand, pour faire libérer les arrêtés de la veille, incarcérés dans la vieille prison qui se trouvait dans le centre-ville.
Alors qu’à Saint-Nazaire les affrontements se sont déroulés dans l’enceinte ou aux abords des chantiers, à Nantes c’est en plein centre-ville que les ouvriers et les CRS vont se livrer à une véritable guerre de rue. Les édifices de l’État sont attaqués par les grévistes qui débordent leurs directions syndicales.
Un rapport de police de l’époque décrit l’intensité de la conflictualité et la colère des ouvriers à l’encontre de ces bâtiments symboliques :
« Quelques centaines d’entre eux arrachèrent les grilles du palais de justice et tentèrent vainement d’escalader les murs de la maison d’arrêt où se trouvaient détenus cinq individus appréhendés au cours des événements de la veille. Ils s’attaquèrent à la porte de la prison qui céda. La seconde porte métallique résista et le personnel de la prison lança des grenades lacrymogènes pour les disperser. […] Un engin explosif fut lancé par les manifestants à l’intérieur de la prison. […] De véritables opérations de guérilla se sont poursuivies dans les rues. […] Rue du Marchix, un garde mobile a été blessé par balle par les manifestants »
Après avoir attaqué la prison, les affrontements gagnent le reste du centre et un jeune maçon, Jean Rigollet, est tué par balles par la police sur le Cours des Cinquante Otages.
Les manifestants sont finalement libérés sous l’influence du maire de Nantes qui propose alors sa médiation obtenant la libération de la plupart des manifestants arrêtés et la reprise des négociations… à Rennes. Le travail reprend mais le mouvement se poursuit, avec des débrayages ponctuels durant l’été et une partie de l’automne, soutenu par une solidarité large, incluant même le clergé : l’évêque de Nantes fait un chèque de 50 000 francs pour soutenir les grévistes !
Après la fin de la grève, la direction de la CGT déplorera « les idées anarchosyndicalistes très fortes que les mouvements de 1955 ont encore développées » dans la classe ouvrière du département.
Petit +
Par AFASN (AFA Saint-Nazaire)
De cet épisode, certes lointain, (nous projetons d’en évoquer d’autres par la suite) beaucoup de choses peuvent être retenues.
Ce qui nous marque tout d’abord est le nombre parfois impressionnant de personnes mobilisées et la qualité des faits d’armes des manifestant-e-s. On est forcés d’admettre que sans la radicalité de certaines actions, l’histoire aurait été toute autre. Sans vouloir la réécrire il paraît évident que de simples manifestations comme celles que l’on connaît aujourd’hui n’auraient jamais obtenu de tels résultats.
Dans les stratégies adoptées, qu’il conviendrait de toutes analyser précisément, deux choses ont particulièrement bien fonctionné :
- La solidarité entre les travailleurs (accompagnés des jeunes en vacances) semble avoir vaincu la répression (qui a beaucoup changé) lorsque ceux qui ne participaient pas aux affrontements, y compris les délégués syndicaux, soutenaient les enfermés.
- La jonction entre Saint-Nazaire et Nantes est historique, elle fut redoutable.
Rappelons nous également ce refus des heures supplémentaires qui fit dès le départ monter la pression chez la direction (menace de retard).
Nous retenons donc l’histoire d’une ville ouvrière et de son Chantier naval sur lequel une dizaine de milliers de prolétaires embauchent chaque jours. Face à son exploitation, cette masse s’est levée et si les syndicats ont joué leur rôle, elle a su les déborder quand il le fallait. D’une 1re victoire locale, une autre lutte s’est engagée. Quand les Nantais-e-s sont entré-e-s dans la danse et ont une nouvelle fois augmenté le niveau de radicalité, ils ont montré la force spontanée d’un mouvement qui se répand.
Dès lors c’est tout le secteur de la métallurgie qui a posé les mêmes revendication ! D’une petite échelle c’est le national qui en sera bouleversé. Voilà qui est intéressant.
Impossible de dire si quoi que soit pourrait fonctionner pareillement aujourd’hui mais continuons à lire ce genre d’ouvrages et étudions nos histoires locales : elles ne peuvent que stimuler notre imagination.
source : https://paris-luttes.info/histoires-de-l-ete-1955-8762